Memoria Andando

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Histoires en parallèle (Paco)

HISTOIRES EN PARALLELE   OU   HISTOIRES D’O

 

 

 

Il répond au prénom d’Isaías, moi à celui de Paco. Je suis né à Viviez, lui est de Bilbao. Jeune, j’étais maigre, efflanqué, aujourd’hui je me trouve un peu gros. Lui, l’ex-élu socialiste, je ne sais pas, son aspect extérieur n’ayant pas fait la une des journaux. Mon nom ibérique, Rubira Marco, le sien, le seul que je connaisse Isaías Carrasco.

 

Le pré est couvert de gelée. L’herbe craque sous mes pieds. J’ai des cuissardes vertes, un panier sur le dos, vide, c’est encore trop tôt. On est en mars en France comme en Espagne. Ma nuit passée a été fébrile, coupée de rêves salmonés. C’est l’ouverture, je ne l’ai jamais manquée. Il fait à peine jour, là-haut le ciel est plombé,peut-être va-t-il neiger. Je suis en Carladez, sur le plateau entre Brommat et Malbaux, et j’entends tout près murmurer le ruisseau.

Il est en Pays Basque, un pays qu’on dit beau, mais devenu depuis des décennies un abattoir non de vaches ou de veaux, mais de simples « lambdas ». Pourquoi ? parce-qu’ils sont là, faisant face à la sombre E.T.A. Il est du P.S.O.E., donc un vrai démocrate, ayant fait « allégeance » à José Luis Zapatero.Il n’a pas connu « la guerra civil », ni les ruisseaux de sang dans les rues de Guernica ; mais tout petit, c’est sûr, son père lui a dit en parlant de Franco« Isaías, l’Espagne a souffert à cause d’un salaud ! ».

J’ai une vieille canne, ce n’est quand même pas un roseau. En fibre de verre ultra-légère, pour soulager mon dos. Mon attirail est simple. Au bout du scion un mètre de fil, du 18 /100ème, pas plus, un guide, ni trop petit ni trop gros, trois plombs. Je me suis appliqué à bien fixer un hameçon de huit, fin de fer, piquant à souhait. Et voilà le moment de montrer sa patience, car c’est toute une science d’enfiler sur le fer ce fameux ver de terre. Il frétille, il m’échappe, je le pique, il s’agite, il faut qu’il glisse jusqu’à la hampe, car tout appât, pour être efficace, doit sembler naturel là tout au fond de l’eau.

Leur attirail à eux, nos trois futurs héros, est presque aussi sommaire ; vêtus de sombre, ils n’ont pour tout armement que trois pistolets, de modèle récent, c’est plus rassurant, et surtout une ignoble cagoule noire, choix logique pour le répugnant boulot, le leur, celui de vils bourreaux, trois contre un, trois assassins contre un républicain. Qu’a-t-il pu faire dans sa vie pour mériter pareille fin ? A sa femme Carmela, à sa fille Sandra il a dit « Hasta luego cariños ! ». Le voilà sur le trottoir, et il entend sa ville, les bruits de tous les jours, peut-être sent-il l’air marin de sa « ría »…Qui sont ces trois guignols ?...Est-il mort avant de tomber à genoux ou a-t-il eu le temps de les maudire…ou de penser « Pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ! ». Une voiture est là, préparée pour la fuite. Se sont-ils embrassés, heureux de leur forfait ? Et ils ont disparu, en parfaits anonymes et sont allés rejoindre cette armée de l’ombre qui depuis tant de temps a plombé ce pays. Sur le trottoir, c’est l’éternelle scène de la femme éperdue, de la fille choquée regardant sans les voir les trois langues de sang qui du corps de son père glissent sur les pavés puis dans le caniveau. Une vie qui s’en va, une haine qui naît. Demain, car ici tout va très vite, les basques applaudiront le lourd cercueil de chêne. Les larmes auront tari aux yeux de ces deux femmes qui auront toute la vie pour revivre leur drame.

J’ai choisi ma coulée et je fixe mon guide tout au bout d’un remous, c’est un poste de choix. Ca y est le fil se tend et s’en va vers la rive et dans mon poignet je ressens les toc-toc. Je ferre, ouais ! c’est ma première prise de l’année ! Elle se défend. Putain ! mais elle est grosse ! j’ai le cœur qui tape…et puis je prends conscience que je suis moi aussi en train de tuer, rien qu’un poisson certes, mais un être vivant dont la seule faute est de manger pour vivre…Je deviens délicat, la tire sur la rive, elle saute dans l’herbe, hors de son élément. D’un coup de cutter je coupe le fil au ras de l’hameçon piqué au bord des lèvres. Du bout des doigts je la repousse dans son Bilbao à elle, elle hésite, ses branchies lui redonnent la vie ; un coup de queue et la voilà partie, peut-être dans le même poste…pour attendre à nouveau un futur « assassin ». Aujourd’hui ce ne sera plus moi. mais n’ayez crainte, je reviendrai bientôt, ayant tout oublié, sans le moindre état d’âme. L’humain est ainsi fait, sinon, comment pourrait-il vivre ? Mais je sais à présentque le murmure d’un ruisseau me parlera toujours d’Isaías Carrasco, mon ami de Bilbao..

 

En marge de cette courte histoire veuillez noter ce fait notoire : dans ma jeunesse j’ai connu un Carrasco assassin à Aubin… et aujourd’hui, ironie de la vie, un Carrasco qu’on trucide à Bilbao.

 

Paco Rubira Marco.